Articles publiés

24 octobre 2021

Omniprésence des philosophies orientales

Je voudrais d’abord souligner que je n’aborderai pas ici la question de la mode de tout ce qui est oriental, car c'est aujourd'hui un véritable engouement, aussi superficiel que tout autre effet de mode. Mais au delà de cette circonstance très superficielle, je vois une réalité profonde qui a un sens. C’est ce qui m’occupe ici.

Simple fusion des cultures ?

S’il n’est pas facile de percevoir comment les Orientaux vivent en profondeur l’occidentalisation qu’ils ont jadis tant redoutée, qu’ils vivent depuis trois quarts de siècle à marche forcée et dont ils partagent aujourd’hui parfois les doutes (le cas du Japon est à ce titre exemplaire), c’est l’orientalisme occidental qui fait ici l’objet de ma réflexion.

Je ne pense pas que les philosophies orientales importées correspondent aux philosophies orientales d’origine. Dans La rencontre du bouddhisme et de l’Occident (1999) Frédéric Lenoir montre combien le bouddhisme fut et reste profondément réinterprété à partir de prismes culturels déformants. Ceci même en Asie où le bouddhisme chinois, populaire et rituel, et le bouddhisme zen (japonais) n’ont que peu de choses à voir avec le bouddhisme indien, hormis la référence à Bouddha, bien sûr. Mais la question n’est pas celle de l’authenticité. La question est bien, comme le développe la présentation de l’ouvrage : pourquoi le bouddhisme, qu’on peut alors comprendre comme symbole de la sagesse orientale, connaît-il une audience croissante en Occident ? Qu'ils soient pratiquants de la méditation ou simples sympathisants, agnostiques ou croyants d'autres religions, beaucoup voient dans cette tradition une philosophie et une éthique particulièrement pertinentes dans notre univers stressé. Privilégiant l'action sur soi à l'action sur le monde, le bouddhisme pourrait être appelé à corriger les excès d'une civilisation occidentale plus préoccupée de maîtrise technique que de la recherche de Sens.

Prémices

L’orientalisme n’est pas nouveau en Occident. Une première vague orientaliste se profile à la fin du XIXe siècle quand Edwin Arnold publie La Lumière de l'Asie (1879), ouvrage sur la vie et les enseignements du Bouddha qui rencontre un succès durable.

Mais c’est le suicide de l’Occident qu’incarne la Grande Guerre, qui provoque la grande vague orientaliste, dont l’ouvrage d’Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident (1918-1922) explique ainsi le fondement : « L'homme créateur a outrepassé les bornes de la Nature et, avec chaque nouvelle création, il s'en écarte toujours de plus en plus, et devient de plus en plus son ennemi. C'est cela son histoire mondiale, l'histoire d'un fossé fatidique se creusant toujours plus profondément entre le monde de l'homme et l'univers: histoire d'un rebelle qui a grandi jusqu'à lever la main sur sa mère. C'est le commencement de la tragédie de l'homme: car des deux la Nature est la plus forte. » Autrement dit : le défi posé l’Occident centré sur la maîtrise de la nature, marque le pas, il est temps de retourner à l’acceptation orientale.

En 1922 l'écrivain allemand Herman Hesse publie son roman Siddhârta qui connaîtra plus tard un succès mondial. En 1924 naît la London Buddhist Society. Alexandra David-Neel parvient à pénétrer au Tibet, se faisant passer pour une mendiante. Périple qui fait l’objet du Voyage d'une Parisienne à Lhassa (1927), à la suite duquel elle publiera de nombreux ouvrages sur le bouddhisme tibétain. Les Essais sur le bouddhisme zen, de Daisetz Teitaro Suzuki, au début des années 1930, en font le premier interprète de la pensée zen en Occident.

A partir des années 1960, c’est un boum qui marque l’Occident. Des maîtres tibétains tels que Kalou Rinpoché et Chögyam Trungpa Rinpoché viendront fonder des écoles. Thích Nht Hnh, moine vietnamien, réfugié politique en France, a écrit plus d'une centaine d'ouvrages. Sa notoriété est mondiale. Durant les années 1970 et 1980, de nombreux temples et centres de méditation sont fondés aux États-Unis et en Europe. En février 1968, les Beatles se rendent en Inde pour un drôle de pèlerinage à l’ashram du Maharishi Mahesh Yogi avec leurs épouses et une vingtaine d’amis.

Photo de groupe lors du stage de méditation à Rishikesh en février 1968. Devant le Maharishi, on reconnaît (de gauche à droite) Ringo Starr et son épouse Maureen Starkey, Jane Asher, Paul McCartney, George et Pattie Harrison, Cynthia et John Lennon. 

 Les traditions asiatiques s’enracinent en Occident et s’y institutionnalisent même. Frédéric Lenoir note « qu’on est passé, dans la plupart des pays occidentaux, de l'intérêt intellectuel d'une élite à un véritable engouement et à une pratique de la méditation qui concerne des centaines de milliers d'individus. Il existe aujourd'hui plusieurs milliers de dojos zen et de grands centres ou monastères tibétains en Europe et aux États-Unis, sans compter les nombreux groupes de méditation rattachés à divers courants et écoles […] et de nombreux ouvrages touchant au bouddhisme sont devenus des best-sellers. » 

Ambivalence

La recherche de SENS est un élément important, essentiel même, face aux ratiocinations et à l’absence de pensée dans lesquelles notre civilisation, c’est-à-dire nous nous complaisons. Elle se conjugue à la nécessité d’une approche GLOBALE de la Réalité, face à laquelle nos approches techniques éclatées se révèlent certes d’une efficacité redoutable (je pense à la médecine par exemple) mais en même temps d’une pauvreté de compréhension désolante. Il faut ajouter à cela le fait que fondamentalement l’approche orientale est acceptation du RÉEL, qui nous est extérieur, alors que les Occidentaux s’enfoncent dans sa négation et prétendent à la limite tout contrôler, caricaturant l’oriental en passif face à laquelle il se pose en champion de l’action.

Il ne me semble donc en aucun cas justifié de rejeter l’approche orientale, mais utile de la remettre dans le contexte de l’évolution de la Sagesse qui caractérise la famille humaine dans le premier millénaire avant Jésus-Christ : Confucius, Lao Tse, Bouddha, Zarathoustra, les premiers auteurs de la Bible, les Stoïciens… sont presque des contemporains !

Cette Sagesse antique se caractérise principalement par le retrait du monde, symbolisé notamment par le séjour du Sage dans le désert, où il fuit les tentations du monde pour se ressourcer.

Le Christ (traduction grecque de messie, l’envoyé) ou du moins le christianisme représente en gros une reprise de cette Sagesse, sous la forme d’un syncrétisme entre la sagesse orientale et le stoïcisme grec, philosophie d’acceptation certes, mais qui dans son principe développe une forme d’action en accord avec la nature.

La doctrine chrétienne ne s’est pas formée à l’époque du Christ, mais aux IIe et IIIe siècles, moment où se fixe le Canon chrétien et où le Christ devient Dieu. Entièrement Dieu et entièrement homme. C’est autour de ce thème principalement que s’affrontent pères fondateurs et hérétiques, car cette logique d’identité Dieu-Homme implique de renoncer à la séparation de principe entre le spirituel et le matériel. Dieu s’est fait Homme. La Sagesse n’est plus définie comme simple spiritualité, mais comme une spiritualité mise en acte. Elle n’est donc plus le fait du Sage qui se retire du monde, mais peut ou doit être cultivée par le commun des mortels dans le cadre  de la vie terrestre. Construction de La Cité de Dieu et de la Cité des humains vont de pair, même si cette dernière n’est que préfiguration de l’autre. La Sagesse devient le propre de l’humain lambda qui vit sa vie en sagesse avec les siens. Le sombre Moyen Âge décrit par les hommes de Pouvoir et les rationalistes occidents

Dans le christianisme subsiste la prépondérance du spirituel. C’est une religion ! Le Canon n’a donc pas évacué la quatrième évangile, celui de Jean, auteur présumé de L’Apocalypse (Révélation) dont nous avons surtout retenu le sens de catastrophe dont je parlais récemment. Une tendance du christianisme qui n’est pas centrée sur la construction du monde, mais sur sa destruction finale et qui accompagne le message chrétien pour en éviter la paganisation.

Ces deux mouvements sont dans le christianisme mais ont été depuis sa fondation souvent vécus comme une alternance, différenciation entre une Église qui s’institutionnalise et prône une morale (catéchisme) et une Religion désincarnée, centrée sur la Foi de ceux qui y adhèrent et la proclament. Une notion qui va déborder le cadre proprement religieux, puisque deviennent peu à peu de plus en plus nombreux ceux qui pratiquent l’attitude « chrétienne » sans se référer à son Canon de croyances et en les rejetant. Et, refusant cette scission entre spirituel et « mondain », s’affirment à l’intérieur de l’Église (François d’Assise) ou en rupture avec elle (Vaudois), et ce dès le XIIe siècle, des mouvements, qui prônent le retour à l’unicité du christianisme primitif : cette Sagesse en acte, praticable par tous, qui le caractérise.

L’orientalisme contemporain

Le recours actuel à l’orientalisme en Occident doit à mon sens être compris comme une de ces alternances de la religion chrétienne, des oscillations entre phases ancrées dans le monde, et des phases prophétiques, hors du monde.

La question fondamentale que pose cette résurgence d’un souci d’échapper à un monde qui apparaît comme totalement dépourvu de sens, est que dans ce contexte tous ceux qui sont à la recherche d’un sens se coupent du Réel pour tenter de rejoindre, en dehors des réalités absurdes, une Réalité intemporelle qui se définit par essence comme coupure avec le « monde ». Attitude orientale qui fait que la recherche du Sens évacue ce monde et que ceux qui l’effectuent tendent à se réfugier dans des situations marginales, de type individuel ou en lien avec des collectivités réduites en marge de la société. Deuxième conséquence : la recherche d’une Action sur la société est entièrement mise de côté au profit de la valorisation de ces multitudes de micro-actions censées être les seules qui puissent changer notre réalité. C’est-à-dire notre perception individuelle, ou celle de notre communauté immédiate, dans monde sur lequel nous n’avons aucune action.

Cette attitude a un fondement incontestable : dans sa croissance, le Pouvoir a supprimé tous les milieux sociaux intermédiaires dans lesquels les hommes sont présents les uns aux autres et collectivement présents aux réalités. Le Pouvoir a supprimé ces intermédiaires pour ne laisser face à Lui, comme seule réalité collective tout puissante, que l’individu isolé totalement impuissant, dans la mesure où, tous les intermédiaires manquant, c’est un gouffre qui sépare tous les atomes que nous sommes d’une part les uns des autres, d’autre part des réalités que nous devons donc  nous contenter de subir. La nuance est importante entre ce subir (soumission) et le principe de l’acceptation (consentement) orientale qui apparaît dans ce contexte comme ce qui nous permet de subir le monde sans en être victimes. C’est bien le monde qui se condamne, alors que nous échappons à sa putréfaction. Cette attitude « orientale » est RUPTURE (avec l’univers des apparences, de la consommation, etc.), mais une rupture essentiellement intériorisée qui laisse entendre que le monde ne peut être autre chose que ce qu’il est, et qu’il n’y a d’autre voie de salut que de s’en extraire et de se fondre dans une forme de communauté mystique, communauté non plus avec le monde des humains mais avec ceux avec lesquels nous sommes en affinité, dans le cadre d’une Nature idéalisée dépourvue de conflits.

En conséquence de quoi, ceux qui pensent (qui recherchent le Sens des choses) se détournent complètement de l’action pour recourir à cette Sagesse dans le Désert. Face aux « penseurs » attitrés (intellectuels), lesquels se mettent en permanence à la traîne de ceux qui sont aux commandes, dans l’action.

Mais ceci est une autre histoire…

 

 

  

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.

 Nouvelle parution au 31 mars 2022 Le variant ukrainien Collection : Contre le Courant n°2 Le titre de la collection étant Contre le Couran...