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03 septembre 2021

 

De l’État bureaucratique
à l’État manager

 

La crise sanitaire actuelle pose de nombreuses questions. Médicales d’un côté, qui ne sont guère de mon ressort. Politiques de l’autre, dont je voudrais développer l’aspect assez remarquable à mon sens. Ainsi que je l’ai souligné au début de mon ouvrage La fin de l’État, « L’année 2020, marquée, sous le prétexte de la crise sanitaire, par un bouleversement spectaculaire des comportements politiques et sociaux, n’a pourtant rien amené de véritablement neuf. Elle a joué un rôle central d’accélérateur de toute une série de tendances inquiétantes déjà présentes dans notre société. Tendances qui nous faisaient nous demander : « Où va-t-on ? » et qui nous amènent désormais à nous poser plutôt la question : « Où en sommes-nous donc arrivés ? ».

 

La fin du XXe siècle, commencé par la tragédie d’Août 14 et ses prolongements jusqu’en 1945, a été marquée par un événement central sur le plan politique : la disparition de l’Empire soviétique d’abord, de l’État soviétique ensuite, en un temps record si l’on veut bien considérer qu’il s’agissait là du deuxième État le plus puissant de la planète.

Beaucoup y ont salué la fin d’un Système dominé par l’emprise de l’État sur l’ensemble des mécanismes de la société. Système qui a d’abord été dénoncé comme le « pays du mensonge déconcertant », l’État s’évertuant à construire la façade d’un État au service de tous, l’État prolétarien, mais derrière laquelle - ternie par les éliminations politiques et une dictature féroce - il n’y avait rien. Dans un deuxième temps, l’État prolétarien, célébré à la fin de la Grande Guerre comme l’Oncle Joe aux côtés de l’Oncle Sam, puis mis à l’index, s’est avéré capable de développer une immense industrie (de guerre notamment), de se doter des armes nucléaires et même de devancer un moment les États-Unis dans la course à l’espace. Tout cela en mettant à mal, par son soutien politique et ses fournitures d’armements, la domination occidentale sur les anciens pays colonisés. C’est la grande époque de la Guerre froide, dont la répression de l’insurrection de Budapest (1957) et la crise des missiles à Cuba (1962) ont marqué le point culminant.

Vingt ans plus tard, le système soviétique se délite complètement, l’État prolétarien ne s’avère même plus capable de nourrir la population sans faire appel aux blés américains, l’ensemble de la Société est complètement sclérosée. L’abandon de l’Empire soviétique se présente alors comme une tentative de sauvetage du système. Dès le début des années 1970, peu après le règlement du dernier grand conflit vietnamien, s’ouvrent des négociations pour la réunification de l’Allemagne. Et c’est bien le sens de l’histoire. Le 10 septembre 1989, la frontière austro-hongroise est ouverte - pas par hasard, évidemment - et des milliers de touristes venus d’Allemagne de l’Est passent à l’Ouest. Deux mois plus tard, la chute du Mur de Berlin marque la fin de l’Empire. « Le 1er mai 1989, le défilé traditionnel se déroula devant le Kremlin, sous la grande tribune où les dignitaires entouraient Gorbatchev pour contempler la revue. Un an plus tard, exactement, les huées de la foule chassaient celui-ci de cette même tribune d’où il s’enfuit honteusement. Un an plus tard encore (1991), il n’y avait plus de défilé, plus de président Gorbatchev, plus de parti communiste et plus d’Union soviétique. » (Jean Guehenno)

La chute du système soviétique est le triomphe de la politique initiée par la dame de fer britannique, Margaret Thatcher (première ministre de 1979 à 1990) et par l’acteur américain Ronald Reagan (président de 1981 à 1989). Les vingt dernières années du siècle sont alors dénoncées par la gauche dans son ensemble comme une ère d’ultralibéralisme pendant laquelle l’État-Providence, constitué par la protection sociale, les services publics, etc. est remis en question pour installer un système entièrement dominé par la Finance et le Grand Capital.

La question que je pose aujourd’hui est de savoir s’il s’agissait là véritablement d’un recul de l’État à la faveur de la disparition programmée puis réalisée de son principal défenseur soviétique, où s’il ne s’agissait pas plutôt d’un nouveau pas en avant du système de l’État, un pas qui pour être franchi avait besoin de la disparition du système bureaucratique. Auquel cas, le grand vainqueur de 1989, ce n’e sont pas l’ultralibéralisme et le Grand Capital, mais un Système soviétique modifié. Un Système d’État qui a pu accomplir un nouvel et immense « progrès » par sa mutation d’État bureaucratique en État-manager. Derrière la façade ultralibérale, ce qui prédomine, ce n’est pas l’abandon de la protection sociale et des services publics, mais la concession  de ceux-ci à des organismes privés ou semi-privés. Ce qui est en cause dans cette mutation, c’est que le fonctionnement bureaucratique de l’État n’était pas tenable et menait à la sclérose politique et sociale. C’est bien ce qu’a montré le système soviétique, c’est aussi ce que la dame de fer a démonté au Royaume Uni. Il faut donc, disent non les adversaires du système d’État mais les partisans de son développement, mettre l’État dans les mains de managers. Supprimer le fonctionnaire pour le remplacer par le travailleur d’une entreprise sous-traitante de l’État. Et en parallèle mettre toute activité économique ou sociale en lien avec le management général de l’État.

Ceci implique de grandes transformations du fonctionnement social, qui n’est plus réglé par un code fixe, une structure rigide (Bureaucratie), mais par une codification mouvante, imprécise… et d’autant plus efficace (Management) ! On entre ainsi… Je me reprends, on n’entre pas : on amplifie et on généralise un système d’autant plus insaisissable qu’il est flou, en perpétuelle mutation et pétri de contradictions internes apparemment insolubles. Si on tient compte de ces modifications, la France a bien pris la succession de l’Union Soviétique et l’Union européenne est bien le digne successeur de l’Empire soviétique. En « mieux », étatiquement parlant !

Dans l’univers économique et financier, les choses sont claires. Depuis la fin de la convertibilité du Dollar en or, le 15 août 1971, les États ont entre les mains tous les moyens financiers, sans limites aucune. C’est peu à peu la fin de l’ère de la Valeur-Travail qui s’installe. Nous quittons un univers « dans lequel le développement de l’activité humaine était lié à la place qu’elle pouvait prendre dans un système d’échange de plus en plus étendu. Nous sommes entrés depuis un siècle dans un mode d’existence sociale où l’activité humaine est centrée sur la participation de préférence volontaire à un système administratif, l’État, qui détermine ce qui est à faire ou à ne pas faire, ce qui entre dans son développement » (La fin de l’État, p.90) Ceci n’était évidemment pas possible dans un système administratif traditionnel, bureaucratique, un contexte rigide, où l’État était d’autant plus fragilisé qu’il apparaissait comme le metteur en scène universel. D’où la nécessaire mutation de l’État pour installer pleinement le nouveau mode d’existence sociale.

Dans l’État manager, pour ce qui concerne l’univers juridique, les choses sont on ne peut plus claires ! Si l’on veut bien entendre par là que c’est le bordel intégral. Dans le contexte de millions de lois et règlements émanant de structures étatiques à plusieurs niveaux - locales, régionales, nationales, supranationales, mondiales - il est impossible de se référer à quoi que ce soit de cohérent. On ne compte plus les lois sans décrets d’application, les arrêtés pris en dépit ou contre les lois existantes qui par ailleurs se contredisent entre elles. Et tutti quanti. Le monde des juristes est devenu le monde des avocats, c’est-à-dire non plus de connaisseurs des lois mais de négociateurs qui, vu le flou intégral, arrivent de préférence à se mettre d’accord sur un compromis viable quand il y a litige. Je dis de préférence, dans la mesure où la peine commune encourue dans un cas de non-accord est l’éternité d’interminables procédures judiciaires. Mais parfois l’absence d’accord est viable, voire préférable… c’est tout dire !

Dans l’univers du management, nous sommes passés dans l’ère de la post-vérité (Le bullshit, selon les ouvrages de Harry Frankfurt, On bullshit et On truth parus en 2006), ce qui stigmatise le fait que le manager (dont le dirigeant politique) ne cherche pas à tromper les autres, vision rétrograde basée sur le système ancien où il y avait quelque chose de « vrai » et qu’on voulait faire croire qu’on respectait le système tout en le contournant (tromperie). Le manager tient un discours complètement indifférent à la notion de vérité. Il ne cherche pas à savoir si ce qu’il dit est vrai ou faux, parce qu’il sait que ce qui est nécessaire pour former l’opinion publique, ce n’est pas d’énoncer des vérités ou des mensonges, mais de faire appel à l’émotion et aux croyances. De raconter des foutaises, un des termes par lesquels on traduit ce bullshit, terme d’argot américain signifiant littéralement merde de bœuf. Un des autres termes est celui de connerie. Sebastian Dominguez définit assez bien cette dernière comme une « constante réduction au même et à soi-même, d’où son recours permanent au témoignage, au terrain, au ressenti. L’authenticité, la subjectivité et la sincérité non seulement suffisent mais permettent au crétin de se gonfler d’orgueil et de satisfaction, il croit savoir de quoi il parle, alors qu’en réalité c’est cette seule croyance qui porte l’entier de son propos ». La « connerie » n’est pas propre à celui qui dit des choses fausses, stupides soit qu’il se trompe, soit qu’il veuille tromper les autres. Elle est le fait de celui qui fait preuve d’une suffisance à toute épreuve, que celle-ci soit de se prendre pour le protecteur de la nation et de son bien-être ou encore pour une « personne à la moralité irréprochable, un provocateur qui n’a pas peur de dire ce qu’il pense ou encore un intellectuel à qui on ne la fait pas, ou le plus souvent les trois à la fois » (S. Dominguez)

Tout ceci se répercute évidemment dans le domaine, je n’ose dire de la Pensée, mais de l’a-pensée, de l’intelligence. Car le débiteur de foutaises définit ci-dessus est souvent quelqu’un d’intelligent (malin), mais qui fait du Langage et de la pseudo-Pensée un simple instrument. Nous sommes entrés depuis plus de trois siècles dans l’univers de l’image (voyez mon ouvrage Image ou langage ?) qui a succédé à l’interdit de l’image posé par les grandes religions. Les mots eux-mêmes sont transformés en mots-images qui ne comportent plus l’ambiguïté fondamentale qui caractérise le Langage et la Pensée. Ils deviennent de simples signes, des bannières que l’on plaque sur la réalité et qui ne sont plus en aucun cas des outils de la Pensée mais des écrans qui se superposent à la Réalité. Une réalité que l’on ne peut plus aborder puisque l’on ne dispose plus de mots, ceux-ci ayant été soit supplantés par les images soit transformés eux-mêmes en simples signes.

 

J’en arrive au propos essentiel de mon intervention. Relisez ce que je viens d’exposer en pensant à la façon dont se déroule la crise sanitaire actuelle :

-    Le délire financier (préexistant) auquel la crise a donné une courbe hyperbolique (de milliards en trillions).

-    Le flou intégral des lois, décrets, arrêtés pris depuis dix-huit mois, lesquels vous mettent dans l’impossibilité de savoir si vous étiez en règle à 9h, si vous l’êtes entre 9h et 18h et le serez après 18h, ou tout simplement devant la question de savoir s’il y a moyen d’être « en règle »… et si c’est raisonnable

-    Le baratin, les foutaises que déversent avec beaucoup de bonne foi, de conviction, de chiffres, de graphiques et de tableaux une foule d’experts en tout genre et de politiciens qui ne veulent que votre bien, ou alors des provocateurs qui n’ont pas peur de dire ce qu’ils « pensent »

-    Le cycle de mots-images qui enserrent toute réflexion dans un étau : confinement - masque - test - vaccin - variant - passeport - etc.  Des mots d’autant plus paralysants qu’ils sont incontournables.

Je ne veux pas simplement expliciter en quoi cette crise sanitaire est le reflet de notre société, mais quelle occasion providentielle constitue cette épidémie réelle mais très relative (10 à 20 fois moins que la grippe espagnole) pour mener à terme et installer dans les esprits et dans les faits une évolution présentée comme désormais incontournable : le monde d’après !

D’incontournable il n’y a pour moi que le fait que nous sommes entrés depuis un siècle (1914) dans une période historique caractérisée par La fin de l’État, qui ne peut aujourd’hui subsister - lamentablement - que par le destruction de la Pensée, du Langage et de tout ce qui caractérise l’Humain. « Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s'éclaircira; nous verrons enfin apparaître le miracle d'une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. » (Paul Valéry, 1918, in La crise de l’esprit, Première lettre, Œuvres I, Pléiade, p.994)

 



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